Nous avons besoin des Langues & Cultures de l’Antiquité : Thierry Grillet

Arrête Ton Char ! a décidé de donner la parole à des personnalités du monde de la culture, des médias, de l’entreprise et de la politique qui souhaitent témoigner de l’importance des Langues et Cultures de l’Antiquité au XXIème siècle.

Texte proposé par Thierry Grillet

Thierry Grillet BNF cutEst-ce parce que j’ai associé très tôt l’apprentissage des langues anciennes au voyage en Italie, mais le monde antique continue de m’habiter comme un monde familier et incroyablement vivant. La Rome de Fellini, l’Italie d’Adriano Celetano ou de Paolo Conte se mêlent, dans mon esprit, à la ville qu’Horace contemple, de nuit, aux côtés de Mécène, à celle du Cicéron des Tusculanes lorsqu’il parle de la mort tragique de sa fille, ou encore à celle de Suétone quand il évoque, je crois, l’empereur Domitien, si effrayé d’être assassiné qu’il avait fait plaquer de marbre miroir tout son palais pour toujours être en situation de voir derrière lui. J’ai eu, il y a quelques années, le privilège d’emmener Pierre Grimal à Rome dans le cadre d’une émission, Le Bon plaisir, qui lui était consacrée sur France-Culture et dont j’étais le producteur. Je crois qu’elle est encore accessible sur le site de l’Ina. J’avais été étonné de constater que, pour lui, les différentes Rome, de l’antique à la baroque et jusqu’à la plus contemporaine, jouaient dans le plaisir qu’il avait à être « romain ». Il parlait de l’art des jardins – (et ses propos enchanteraient pour toujours mes déambulations romaines). Ce sont quelques souvenirs. Comme cette promenade dans les ruines d’Ostia Antica, un dimanche après-midi d’orage en septembre, ou cette virée en vespa le long des thermes de Caracalla en janvier. Tout me remet en tête, non les mots, mais je ne sais quoi des atmosphères propres aux Odes d’Horace. Que sont donc les humanités ? Sinon ces balades dans ce pays étranger, très lointain parce qu’il n’existe plus sur la carte. C’est une sortie hors de soi, qui permet de revenir à soi.  C’est dans ce détour que nous nous apercevons. C’est dans ce retour que nous nous comprenons. Dans l’intervalle, nous nous sommes transformés. Notre regard voit ainsi dans le présent, par moments, le palimpseste du passé. Comme lorsque nous considérons dans le sort de ces migrants africains, la face grimaçante d’une terrible Eneïde contemporaine. Vaincus et jetés sur les routes comme les troyens, ils ont connu l’horreur en Lybie, en Syrie, au Nigéria ou au Mali. Mais eux n’ont pas la ressource qu’offraient aux héros virgiliens, les devins et les songes. Pour eux, pas de rêve. La mer est la continuation de l’horreur par d’autres moyens. Qu’est-ce que ces Humanités – qui portent bien leur nom – peuvent nous dire de ce moment ? Je pense à une scène précise. Lorsqu’Enée et ses compagnons abordent Carthage, chez la reine Didon, ils tombent sur des bas-reliefs sculptés dans le marbre d’un palais. Ils y découvrent stupéfaits le récit de leurs malheurs en un véritable « film » de pierre. Ainsi loin de Troie, dans ce pays étranger, quelqu’un, ici, s’est soucié de leur sort. Virgile écrit alors : « Lacrimae sunt rerum ». « Il y a des pleurs pour toute chose ». C’est sans doute le rappel – qui devrait sonner à nos oreilles – que le premier signe de l’humanité, c’est cette capacité à pleurer le sort de ces hommes. Pleurer, pas seulement comme un acte compassionnel et fugace, mais comme l’acte qui nous fait reconnaître la valeur de ces autres vies que les nôtres…Voilà comment, pour moi, le monde ancien continue de vivre en nous et de nous inspirer.

Thierry Grillet

Directeur des affaires culturelles de la Bibliothèque Nationale de France (Bnf)

A propos Robert Delord

Enseignant Lettres Classiques (Acad. Grenoble) Auteur - Conférencier - Formateur : Antiquité et culture populaire - Président de l'association "Arrête ton char !" - Organisateur du Prix Littérature Jeunesse Antiquité

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