La phrase latine du mois : Tenere lupum auribus
par Estelle Debouy
Le loup peuplant l’imaginaire populaire, il se trouve naturellement convoqué dans un certain nombre de proverbes. Ainsi les Latins disaient ovem lupo committere (Térence, L’Eunuque, 832) qu’on traduirait par « jeter quelqu’un dans la gueule du loup » ; on connaît aussi l’expression homo homini lupus qui est passée dans notre langue et que nous avons présentée en avril dernier. Mais connaissez-vous l’adage tenere lupum auribus, « tenir le loup par les oreilles » ? Imaginez-vous tenir un loup par les oreilles : si vous lâchez une de ses oreilles (pour vous saisir d’un bâton par exemple), il vous dévore, mais si vous ne lâchez pas une de ses oreilles, la situation est bloquée et la fatigue vous forcera bien à en lâcher une tôt ou tard, et alors…
Ce proverbe drôle et imagé nous vient de la comédie latine, du Phormion de Térence pour être précis, et le loup, dans la bouche du personnage d’Antiphon n’est autre que… sa propre femme ! C’est ce qu’il explique à son ami Phédria :
Phedria – O fortunatissime Antipho.
Antipho – Egone ?
Ph. – Quoi quod amas domist.
Neque cum huius modi umquam usus uenit ut conflictares malo.
An. – Mihin domist ? Immo, id quod aiunt, auribus teneo lupum ;
Nam neque quo pacto a me amittam neque uti retineam scio.
Proposition de traduction :
Phédria – Ô très heureux Antiphon…
Antiphon – Moi ?
Ph. – Oui toi, qui as chez toi l’objet de ton amour1, et qui n’as jamais eu à lutter avec un méchant homme2 de cette façon.
An. – Je l’ai chez moi ? Mieux ! Je tiens, comme on dit, le loup par les oreilles ; car je ne sais comment le lâcher, ni comment le retenir
1Quoi est la forme archaïque pour cui. Littéralement : « toi qui as chez toi (= à qui est chez toi) ce que tu aimes ».
2Le méchant homme dont il est question est le maquereau Dorion qui détient la belle dont Phédria est amoureux.

Étymologie et culture antique :
Nous avons eu l’occasion ces derniers mois de nous intéresser à la figure de la Fortuna. Nous avons ici l’adjectif, au superlatif, fortunatus, a, um qui signifie donc « fortuné » dans le sens de « heureux ».
Notez que domi est le locatif de domus (à la maison) ; ce nom est à l’origine de bien des mots dans notre langue comme domicile, domestique, etc.
L’expression quo pacto signifie tout simplement « comment » mais elle est bien formée du nom pactum, i qui a le sens de accommodement, convention, pacte, dont le français a hérité.
Ce proverbe ne se trouve pas seulement dans la comédie latine : en effet, ce sentiment d’être paralysé, Tibère l’a durement éprouvé, si l’on en croit Suétone qui explique, dans les Vies, que c’est la raison pour laquelle il a longtemps hésité avant d’accepter l’empire (Vie de Tibère, ch. XXIV-XXV) :
Enfin c’est pour ainsi dire contraint et en déplorant la misérable et lourde servitude qu’on lui imposait qu’il accepta l’empire ; mais ce ne fut qu’en exprimant l’espoir de s’en délivrer un jour. Voici quels furent ses mots : « Jusqu’à ce que j’arrive au temps où il pourra vous paraître juste d’accorder quelque repos à ma vieillesse. » La raison de son hésitation, c’était la crainte de dangers qui le menaçaient de toutes parts : aussi disait-il souvent « qu’il tenait le loup par les oreilles ».
Mais c’est Plutarque qui, dans ses Préceptes pour les hommes d’État, s’étend le plus longuement sur l’expression, dont il tire un enseignement inattendu (ch. 5) :
Nicias fut, il est vrai, animé des mêmes intentions, mais il était loin d’être aussi persuasif. Sa parole, quand il cherchait à détourner le peuple, était comme une bride trop lâche : il n’avait pas la vigueur qui domine. Forcé de quitter la place, il partit pour la Sicile, et s’y cassa le cou. Le proverbe dit qu’ « il n’y a pas à tenir un loup par les oreilles. »
Mais c’est par les oreilles, principalement, que l’on tient un peuple ou une cité. On ne suivra donc pas l’exemple de certains ambitieux qui, peu exercés à parler, cherchent des moyens vulgaires et grossiers dans le but de capter les citoyens et d’agir sur le peuple. Ils le prennent soit par le ventre en lui donnant des banquets, soit par la bourse en lui faisant des largesses, soit par la vue en organisant des pyrrhiques ou des spectacles de gladiateurs. Ce sont là des moyens fréquemment employés pour conduire le peuple, disons mieux, pour le violenter : car conduire une cité suppose l’emploi de la parole et de la persuasion, tandis que dompter ainsi les foules, c’est les traiter comme ces animaux sauvages qu’on prend à la chasse et par des appâts.
Comprenez qu’il faut convaincre les hommes en usant de l’art oratoire, et non en les contrôlant par la force comme on le fait avec les animaux. C’est donc par les oreilles, qui reçoivent les beaux discours, que l’on peut contrôler la foule.
Cette chronique est adaptée de Ipse dixit! Le latin en bref d’Estelle Debouy
Dans ce livre, Estelle Debouy souhaite laisser la parole aux auteurs latins : ainsi, plutôt que de lui faire réviser des règles de grammaire, elle propose au lecteur qui a le désir de perfectionner son latin, de se replonger dans la lecture des grands auteurs de l’Antiquité latine. À travers la lecture bilingue de proverbes latins en contexte, ce livre permettra au lecteur de se remettre de façon plaisante à l’apprentissage de la langue.