La phrase latine du mois : Audaces fortuna juvat

La phrase latine du mois : Audaces fortuna iuuat

par Estelle Debouy

 

On dit que la rentrée est propice à toutes sortes de bonnes résolutions. Alors, pourquoi ne pas méditer ce vieux proverbe qui nous vient de l’Antiquité ? On le trouve sous la plume de nombreux auteurs, comprenant tantôt l’adjectif audax, tantôt audens, tantôt fortis. C’est cette dernière forme qu’on trouve dans les Tusculanes, II, 4, 11 20 : dans cette œuvre qui se présente comme un dialogue fictif à la façon de la maïeutique socratique, Cicéron a pour but de faire comprendre à son interlocuteur qu’il ne tient qu’à l’homme d’être heureux, en luttant contre les frayeurs de la mort (livre I), en supportant la douleur (l. II), en se plaçant au-dessus des événements qui font souffrir (l. III), et en domptant les passions (l. IV). C’est dans le livre II que se trouve la maxime qui nous intéresse :

Nam efficit hoc philosophia : medetur animis, inanes sollicitudines detrahit, cupiditatibus liberat, pellit timores. Sed haec eius uis non idem potest apud omnis ; tum ualet multum, cum est idoneam complexa naturam. Fortis enim non modo fortuna adiuuat, ut est in uetere prouerbio, sed multo magis ratio.

Proposition de traduction :

Voici quel est l’effet de la philosophie : elle soigne les âmes, dissipe les vaines inquiétudes, libère des passions, chasse les peurs. Mais elle ne peut avoir la même force auprès de tous ; elle est surtout efficace lorsqu’elle a trouvé d’heureuses dispositions naturelles. Car non seulement la Fortune aide ceux qui ont du cœur, comme dit un vieux proverbe, mais la raison bien plus encore.

Étymologie :

Attention, le premier sens de cupiditas, -atis, f. est le désir ; mais ce nom signifie aussi « désir violent » et désigne la cupidité dans l’expression pecuniae cupiditas qu’on lit chez César par exemple (Guerre des Gaules, VI, 22). C’est ce sens que notre langue a conservé. Dans notre passage, il désigne le désir effréné, la passion.

 

C’est bien du verbe complector, complecti, complexus sum (qui signifie « embrasser, saisir ») que vient notre adjectif « complexe » : il signifie en effet littéralement « qui embrasse ou contient plusieurs idées, plusieurs éléments ». Quant à l’adjectif latin idoneus, a, um qui signifie « approprié, propre à », il est à l’origine de notre adjectif « idoine ».

 

Cicéron emploie ici l’adjectif fortis et non audax, car ce dernier est le plus souvent employé en mauvaise part comme en témoignent ces mots que le même Cicéron emploie au tout début de la Seconde Philippique : audacior quam Catilina, furiosior quam Clodius. On peut d’ailleurs aller plus loin, puisqu’il va même jusqu’à opposer les deux termes fortis et audax (ou, plus exactement, audacia), dans le chapitre XXX du Pro Roscio Amerino, pour désigner Cassius qu’il qualifie de contra audaciam fortissimus.

La Fortuna est un nom protéiforme : nom propre, il désigne une déesse – souvent bienfaisante, parfois hostile –, représentée sur une proue, tenant un gouvernail et une corne d’abondance ; nom commun, il prend le sens de « bonheur, malheur, hasard, sort » (qu’on trouve encore aujourd’hui dans l’expression « roue de la fortune » par exemple). Cicéron dans son traité Sur la divination, tente une définition (2, 15) : « Qu’est-ce que le sort, qu’est-ce que la Fortune, qu’est-ce que le hasard, qu’est-ce que l’événement sinon le fait que, lorsque quelque chose est arrivé, il s’est produit de sorte qu’il aurait pu arriver ou se produire autrement […]. Comment donc pourrait-on pressentir ou prédire ce que gouverne capricieusement un hasard aveugle, ce qui dépend de l’inconstance de la Fortune ? »

Cicéron emploie ce proverbe, mais c’est sûrement Virgile qui l’a rendu célèbre : il l’emploie, quant à lui, avec le participe audens, -entis (qui désigne une noble hardiesse), au chant X de l’Énéide, 280-284 : Énée, après toutes sortes de périples, arrive au Latium avec ses compagnons ; au moment de livrer combat et dans l’espoir de repousser les arrivants, Turnus encourage les siens en ces termes :

In manibus Mars ipse uiris. Nunc coniugis esto

Quisque suae tectique memor, nunc magna referto

Facta, patrum laudes. Ultro occurramus ad undam,

Dum trepidi egressisque labant uestigia prima.

Audentis Fortuna iuuat.

Mars est dans la main des soldats. Aussi, que chacun se remémore son épouse et son toit ; qu’il renouvelle les hauts faits et les mérites de ses pères. Les premiers, courons vite à la mer, pendant qu’ils sont affairés et, qu’au moment de débarquer, chancellent leurs premiers pas. La Fortune sourit aux audacieux.

Nota bene : le nom pater, patris, m. au pluriel désigne les ancêtres. C’est la raison pour laquelle l’expression « envoyer ad patres » qu’on emploie aujourd’hui dans notre langue signifie littéralement « envoyer auprès des ancêtres », d’où « expédier chez les morts ». On emploie aussi « aller ad patres » dans le sens de « mourir ».

 

Cette chronique est adaptée  de Ipse dixit! Le latin en bref d’Estelle Debouy

 

Dans ce livre, Estelle Debouy souhaite laisser la parole aux auteurs latins : ainsi, plutôt que de lui faire réviser des règles de grammaire, elle propose au lecteur qui a le désir de perfectionner son latin, de se replonger dans la lecture des grands auteurs de l’Antiquité latine. À travers la lecture bilingue de proverbes latins en contexte, ce livre permettra au lecteur de se remettre de façon plaisante à l’apprentissage de la langue.

A propos ju wo

Professeur de français et des options FCA et LCA dans l'académie de Lille. Passionnée de cultures antiques et de langues anciennes et attachée à leur rayonnement et à leur promotion dès l'école primaire. Co-responsable du concours ABECEDARIVM pour l’association ATC.

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