La phrase latine du mois : Bene qui latuit bene uixit
par Estelle Debouy
« Pour vivre heureux, vivons cachés » : ce pourrait être une tentation bien légitime, qu’on goûte tout particulièrement au cœur de l’été, à une époque où l’anonymat et la vie privée sont des biens devenus rares. On trouve la formule chez Ovide dans un sens un peu différent toutefois : loin de prôner une certaine forme de pleutrerie, ce que le poète veut dire dans les Tristes, III, 4, 21-26, c’est que chacun doit accepter sa place et ses propres limites. Pour illustrer cette pensée, il prend un exemple qui vient de la mythologie, celui de Dédale et d’Icare :
Quid fuit, ut tutas agitaret Daedalus alas,
Icarus inmensas nomine signet aquas ?
Nempe quod hic alte, demissius ille uolabat ;
Nam pennas ambo non habuere suas.
Crede mihi, bene qui latuit bene uixit, et intra
Fortunam debet quisque manere suam.
Proposition de traduction :
Pourquoi, alors que Dédale agita des ailes sûres, Icare donna-t-il son nom à une mer immense ? C’est que celui-ci volait haut et celui-là plus bas ; car enfin ils n’avaient ni l’un ni l’autre leurs propres ailes. Crois-moi, qui est bien caché vit bien, et chacun doit rester dans son lot.
Étymologie et culture antique :
Voici, pour rappel, l’histoire de Dédale et d’Icare : Dédale est celui qui conçut le labyrinthe pour enfermer le Minotaure (on comprend d’où vient notre nom commun « dédale »), bête monstrueuse née des amours de la femme du roi Minos et d’un taureau. Comme Dédale donna la solution à Ariane pour sortir du labyrinthe – utiliser un fil de laine déroulé (d’où notre expression « fil d’Ariane ») –, cette dernière remit la laine à Thésée qui s’en servit pour sortir du labyrinthe après avoir tué le Minotaure. Minos, ayant perdu son pari avec Thésée, fit alors enfermer Dédale et son fils, Icare, dans le labyrinthe. Dédale imagina des ailes pour s’en sortir et recommanda bien à son fils de ne pas voler trop haut. Mais ce dernier ne l’écouta pas et la cire qui fixait ses ailes se mit à fondre, précipitant Icare dans la mer qui, depuis, se nomme la mer icarienne.
Nota bene : Le sens de fortuna, -ae, f. est le même que celui de l’adage Audaces fortuna iuuat : il s’agit de la fortune, dans le sens de sort, hasard.
Cette expression des Tristes n’est pas sans rappeler la devise Λάθε βιώσας d’Épicure. Comment la comprendre ? Il faut rappeler qu’Épicure arrive à Athènes en 323, l’année de la mort d’Alexandre, qui correspond à une période de troubles et d’instabilité politique : le sage préfère alors se détourner de l’engagement politique et se replier sur la sphère individuelle, dans le Jardin, loin de la foule et de ses turpitudes.
Saviez-vous que cette maxime se retrouve, bien plus tard, chez un fabuliste du xviiie s., Florian, dans la fable « Le grillon » ? Un grillon envie un beau papillon jusqu’à ce qu’il assiste à sa mise à mort par une troupe d’enfants qui, ayant repéré le bel insecte, se jette sur lui pour le déchirer. Sa conclusion est sans appel :
Oh ! oh ! dit le grillon, je ne suis plus fâché ;
Il en coûte trop cher pour briller dans le monde.
Combien je vais aimer ma retraite profonde !
Pour vivre heureux, vivons caché.
Pour aller plus loin :
Cette chronique est adaptée de Ipse dixit! Le latin en bref d’Estelle Debouy
Dans ce livre, Estelle Debouy souhaite laisser la parole aux auteurs latins : ainsi, plutôt que de lui faire réviser des règles de grammaire, elle propose au lecteur qui a le désir de perfectionner son latin, de se replonger dans la lecture des grands auteurs de l’Antiquité latine. À travers la lecture bilingue de proverbes latins en contexte, ce livre permettra au lecteur de se remettre de façon plaisante à l’apprentissage de la langue.