La phrase latine du mois : Miscere utile dulci
par Estelle Debouy
Voici venu le temps des vacances. Si la saison est propice à la relâche, pourquoi ne pas en profiter pour « joindre l’utile à l’agréable »… en découvrant la petite phrase latine du mois ! Ce mois-ci, découvrons justement cette expression qu’on trouve chez Horace dans son Art poétique où il vante les mérites de celui qui sait à la fois charmer et instruire le lecteur (341-346) :
Centuriae seniorum agitant expertia frugis,
celsi praetereunt austera poemata Rhamnes.
Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci,
lectorem delectando pariterque monendo.
Hic meret aera liber Sosiis, hic et mare transit,
et longum noto scriptori prorogat aeuum.

Proposition de traduction :
Le groupe des Anciens peste contre <les poèmes> dénués de tout enseignement ; les fiers Rhamnes1 méprisent les poèmes austères. Il a enlevé tous les suffrages celui qui a mêlé l’utile à l’agréable, en charmant le lecteur et en l’instruisant tout à la fois. Son livre fait gagner de l’argent aux Sosies2, franchit même la mer, et assure à son auteur, devenu célèbre, l’immortalité.
Étymologie et culture antique :
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- On connaît les centurions ridiculisés par Astérix mais sait-on que la notion de centurie, dans le monde romain, présentait l’étonnante particularité de ne jamais correspondre au nombre cent ? Elle désignait un ordre de grandeur qui se situait le plus souvent entre soixante et quatre-vingts, parfois bien au-delà. À l’armée, on désignait ainsi un groupe de soixante à quatre-vingts soldats placés sous les ordres d’un gradé appelé précisément « centurion », mais les assemblées du peuple ou comices pouvaient être également organisées en centuries. L’expression centuriae seniorum renvoie ici aux sénateurs et aux hommes âgés de plus de 45 ans.
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- Attention au sens de l’adjectif expers, -tis qui vient de ex, pars, c’est- à-dire qui n’a pas de part à, dépourvu de. Il s’agit, dans notre extrait, de ce que peut produire un poème ou bien une pièce de théâtre autrement dit ce en quoi le texte agit sur le lecteur ou le spectateur.
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- À quoi correspond l’expression omne tulit punctum ? À une pratique électorale consistant, pour les scrutateurs, à recueillir des votes puis, au moment du dépouillement, à les inscrire sur une tablette en mettant un point (punctum, -i, n.) à côté du nom du candidat qui avait été choisi.
Ce passage d’Horace se fait l’écho de deux idées qu’on retrouve sous la plume de nombreux auteurs :
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- L’idée selon laquelle les écrits procurent l’immortalité : Horace l’a aussi exprimée dans les Odes, III, 30 : monumentum exegi aere perennius, et Properce dans ses Élégies, III, 2 : At non ingenio quaesitum nomen ab aeuo | excidet : ingenio stat sine morte decus, « Mais le nom acquis par le génie, lui, échappera au temps : pour le génie, la gloire demeure, immortelle ».
- L’idée qui nous intéresse ici et qui, elle, est devenue proverbiale, selon laquelle il faut « joindre l’utile à l’agréable ». Lucrèce le met en pratique dans son traité De la nature des choses et s’en justifie ainsi (I, 935-947) :
Le médecin veut-il faire boire aux enfants l’absinthe amère ; il commence par enduire les bords du vase d’un miel pur et doré, afin que leur âge imprévoyant se laisse prendre à cette illusion des lèvres, et qu’ils avalent le noir breuvage. […] De même, comme nos enseignements paraissent amers à ceux qui ne les ont point encore savourés, et que la foule les rejette, j’ai voulu t’exposer ce système dans la langue mélodieuse des Piérides, et le dorer, en quelque sorte, du miel de la poésie.
Pour Horace aussi la double ambition de la poésie est d’instruire et de plaire (Art poétique, v. 333-337) :
Les poètes veulent instruire ou plaire, et raconter en même temps à la fois ce qui est agréable et ce qui est utile à la vie. Pour instruire, sois concis ; l’esprit reçoit avec docilité et retient fidèlement un court précepte ; tout le superflu s’échappe d’un esprit trop plein.
Presque tous les fabulistes reprendront ce lieu commun, de Phèdre à La Fontaine. Boileau qui, lui aussi, a écrit un Art poétique, retient dans le chant I cette idée énoncée par Horace :
Heureux qui, dans ses vers, sait d’une voix légère
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.
Au siècle des Lumières, on connaissait Horace par cœur, ce qui explique que les initiales de ce vers du poète Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci (O. T. P. Q. M. V. D.) figuraient sur les billets du Théâtre Français. On raconte qu’à la première représentation d’Oreste, un plaisantin interpréta ainsi ces initiales : « Oreste, Tragédie Pitoyable Que Monsieur Voltaire Donne »…
1Les Rhamnes constituent l’une des trois tribus primitives dont Romulus forma les trois centuries de chevaliers : on désigne donc par là l’ordre des chevaliers.
2Les Sosii étaient des libraires réputés sous Auguste.
Pour aller plus loin :
Cette chronique est adaptée de Ipse dixit! Le latin en bref d’Estelle Debouy
Dans ce livre, Estelle Debouy souhaite laisser la parole aux auteurs latins : ainsi, plutôt que de lui faire réviser des règles de grammaire, elle propose au lecteur qui a le désir de perfectionner son latin, de se replonger dans la lecture des grands auteurs de l’Antiquité latine. À travers la lecture bilingue de proverbes latins en contexte, ce livre permettra au lecteur de se remettre de façon plaisante à l’apprentissage de la langue.