La phrase latine du mois : Vae uictis !
par Estelle Debouy
On connaît l’expression « Malheur aux vaincus » qu’on emploie aujourd’hui pour signifier que le vaincu est à la merci du vainqueur. Mais sait-on à quel épisode elle renvoie ? Nous sommes en 390 av. J.-C. : les Celtes gaulois, emmenés par leur chef Brennus, envahissent la plaine du Pô et attaquent la cité étrusque de Clusium qui appelle Rome à son secours. Celle-ci intervient en envoyant des médiateurs qui se présentent les armes à la main. Les Gaulois demandent réparation : Rome refuse ; l’affrontement est inévitable ; les Romains sont écrasés et Rome, assiégée, finit par demander à négocier le départ des troupes gauloises, ce que Brennus accepte, en échange d’une rançon du montant exorbitant de 1 000 livres – soit presque 330 kg – d’or. Comme si la situation n’était pas assez humiliante, Brennus, au moment de la pesée, jette son épée dans la balance en s’écriant « Malheur aux vaincus ». Cet épisode est raconté par Tite-Live en ces termes dans l’Histoire romaine, V, 48 :
Rei foedissimae per se adiecta indignitas est : pondera ab Gallis allata iniqua et tribuno recusante additus ab insolente Gallo ponderi gladius, auditaque intoleranda Romanis uox, uae uictis.
Proposition de traduction :
À cette transaction parfaitement honteuse en elle-même s’ajouta ce <nouvel> outrage : des faux poids furent apportés par les Gaulois et, alors que le tribun les refusait, le Gaulois insolent ajouta son épée dans la balance et fit entendre cette parole insupportable pour des Romains : « Malheur aux vaincus. »
Rappelons que c’est précisément à cette occasion que le Capitole fut le théâtre d’un épisode célèbre mettant en scène des… oies : alors que Brennus s’était emparé de Rome, les derniers Romains qui résistaient encore se refugièrent dans la citadelle du Capitole. Une nuit, épuisés et affamés, ils se laissèrent gagner par le sommeil alors que les Gaulois tentaient de pénétrer sur la colline. Mais les oies du Capitole, oiseaux sacrés du temple de Junon, éveillèrent les assiégés à temps, à grands coups de cris aigus et de battements d’ailes. Leur rôle dans la défense de la colline est célébré dans les récits ultérieurs, faisant d’elles des symboles de vigilance et de protection divine.

Un peu d’étymologie :
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- pondus, eris, n., qui signifie le poids, a donné en français « pondérer », « pondération », etc.
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- On trouve dans cet extrait de nombreux termes construits avec in- privatif qui expriment toute l’indignation de l’historien et dont nous avons hérité en français : l’attitude des Gaulois est désignée par le terme de indignitas (a donné « indignité »), contraire à l’honneur ; les poids utilisés sont iniqua (a donné « inique »), contraires à l’équité ; la parole prononcée par Brennus est intoleranda (a donné « intolérable »), impossible à supporter, car à la honte infligée aux vaincus s’ajoute l’insolence du vainqueur.
Festus souligne que cette sentence est ensuite devenue proverbiale (De uerborum significatu, 371, 36) et on la trouve en effet reprise, mais sur le ton de la dérision, à la fin du Pseudolus, v. 1314-8, dans la bouche de l’esclave Pseudolus qui revient victorieux vers son maître Simon à qui il soutire l’argent qui lui avait été promis. Comme Brennus, l’esclave ne se contente pas de cueillir le fruit de sa victoire : il se paie le luxe d’être insolent.
Pseudolus At negabas daturum esse te mihi.
Onera hunc hominem atque me consequere hac. Simo Egone istum onerem ? Ps. Onerabis, scio. Sim. Quid ego huic homini faciam ? Satin ultro et argentum aufert et me inridet ? Ps. Vae uictis. Sim. Vorte ergo umerum. |
Ps. Tu disais pourtant que tu ne me le [l’argent] donnerais pas. Charge cet homme et suis-moi par ici.
Sim. Moi, que je le charge ? Ps. Oui, tu le chargeras, j’en suis sûr. Sim. à part Que pourrais-je bien lui faire à ce drôle ? Il m’emporte mon argent et par-dessus le marché se moque de moi. Ps. Malheur aux vaincus ! Sim. Allons, tends ton épaule. |
Pour aller plus loin :
Cette chronique est adaptée de Ipse dixit! Le latin en bref d’Estelle Debouy
Dans ce livre, Estelle Debouy souhaite laisser la parole aux auteurs latins : ainsi, plutôt que de lui faire réviser des règles de grammaire, elle propose au lecteur qui a le désir de perfectionner son latin, de se replonger dans la lecture des grands auteurs de l’Antiquité latine. À travers la lecture bilingue de proverbes latins en contexte, ce livre permettra au lecteur de se remettre de façon plaisante à l’apprentissage de la langue.