La phrase grecque du mois : Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien

La phrase grecque du mois 

Contribution de Mariane Schouler pour ATC, mise en lumière et en page par Julie Wojciechowski
Texte adapté au site et glosé par Nadia Pla

ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα.

Ce mois-ci, nous découvrons une phrase de Socrate.

Commençons par observer chaque mot.

οἶδα

C’est le verbe “savoir”. Il a une forme de parfait (un temps du passé), mais il a un sens de présent.

Sa conjugaison : οἶδα , οἶσθα, οἶδε, ἴσμεν, ἴστε, ἴσασι

Ici, c’est donc la 1e personne du singulier. On peut le traduire par “je sais”, “je suis informé”.

ἕν

Attention : À ne pas confondre avec la préposition ἐν (+ datif) qui signifie “dans”. Le epsilon de “ἐν” porte un esprit doux, tandis que celui de “ἕν” porte un esprit rude et un accent.

Il s’agit du neutre de “εἷς, μία, ἕν”, qui signifie “un, une”. Pas dans le sens d’un déterminant indéfini, comme en français (cela n’existe pas en grec), mais dans le sens d’un nombre. Il est en général accompagné d’un nom qui indique la chose dénombrée. Ici, il est employé seul, et on peut le traduire par “une chose”.

ὅτι

C’est une conjonction de subordination. On peut la traduire par “parce que” ou par “que” (après les verbes de parole ou de pensée, comme “dire”, “savoir”, “apprendre”). On est ici dans ce deuxième cas de figure.

οὐδὲν

C’est la négation de ἕν que nous avons vu plus haut dans la phrase. Littéralement, sa signification est “pas une chose”. On le traduit généralement par “rien

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Mot à mot, la phrase donne donc “Je sais une chose, que je ne sais rien”.

On la traduit plutôt par “Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien” ou “Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien”.

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La phrase est attribuée à Socrate.

ΣΩΚΡΑΤΗΣ (Socrate)

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Socrate, fresque de l’Antiquité tardive, musée archéologique d’Éphèse @wikimedia commons

 

Pourquoi Socrate dit-il cela ?

La force de cette phrase, c’est qu’elle est très simple en apparence, mais qu’elle peut s’interpréter de manière bien plus complexe.

Elle affirme que le savoir primordial est le savoir de mon ignorance. C’est en fait le début de l’intelligence, puisque c’est ce qui permet le doute, l’esprit critique, la capacité à remettre en cause ce que l’on a cru certain, la volonté de vérifier ce qui nous semble acquis.

 

Deux sortes de “savoirs”

Socrate distingue deux sortes de “savoirs” : 

  • le savoir connaissance (ἐπιστήμη)
  • l’opinion ou croyance (δόξα)

 

Contrairement à  l’”épistémé” (ἐπιστήμη) qui est un savoir fondé partout et tout le temps dans un système donné, la “doxa” (δόξα) est une opinion qui n’est valide que tant qu’on ne lui oppose pas d’arguments contradictoires. C’est bien de cette “doxa”, et de toutes les “doxai” sujets des dialogues de Platon (le beau, le juste, l’amour…) qu’il est question dans la phrase : une opinion construite par des arguments et des raisonnements certes, mais qui peut être transformée voire détruite si de nouveaux arguments ou raisonnements me montrent son invalidité.

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Cette maxime est attribuée par Platon au philosophe Socrate. Celui-ci, rappelons-le, n’a jamais rien écrit et n’est donc connu que par des citations d’autres auteurs. Platon cite cette maxime en la mettant dans la bouche de Socrate dans trois ouvrages : l’Apologie de Socrate (21d), le Ménon (80d 1-3) et lespués’Hippias mineur (372b-372d). 

Voici comment la phrase est amenée dans l’Apologie de Socrate. Socrate, alors qu’il essaye de se défendre des accusations portées contre lui, s’interroge :

Pourquoi me suis-je fait autant d’ennemis ? pourquoi toutes ces calomnies contre moi ?

[Chéréphon, un ami], un jour qu’il était allé à Delphes, eut l’audace de poser à l’oracle la question que voici – et je vous en prie, encore une fois, n’allez pas vous exclamer, Athéniens : oui, il demanda s’il existait un homme plus sage que moi. Eh bien ! la Pythie* répondit que nul n’était plus sage.

Apologie de Socrate, 20e-21a

*La Pythie est l’oracle d’Apollon

Pour comprendre ce singulier oracle, Socrate décide de mener l’enquête. Il part rencontrer et interroger tous ceux qui étaient réputés les plus « sages » (σοφοί, sophoi) de son époque : sophistes, philosophes, hommes politiques, poètes et même les artisans. On pourrait être étonné de voir les artisans comptés aux nombre des sages. C’est que le terme grec σοφία (sophia) est plus large que notre terme « sagesse ». Son usage le plus ancien et commun désigne tout simplement une compétence, la plupart du temps pratique. Être σοφός (sophos), c’est avant tout maîtriser un savoir.

À chaque fois, au sortir de son entretien, il tire la même conclusion :

Cet homme-là, moi, je suis plus sage que lui. Car il y a certes des chances qu’aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon ; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Je me fais du moins l’effet d’être plus sage que cet homme justement par ce mince avantage, que ce que je ne sais pas, je ne crois pas non plus le savoir.

Apologie de Socrate, 21d

Postérité : 

Michel de Montaigne, philosophe du XVIe siècle, auteur des Essais, reprend cette maxime en ces termes : 

« Que sais-je ? » (Essai II,12,527b)

Cette phrase ne nous invite pas à nous satisfaire de l’état d’ignorance. Au contraire, elle nous enjoint toutes et tous à chercher le vrai par nous-mêmes, et à le vérifier.

 

Merci à Bernard Chambré pour sa lecture vigilante !

A propos ju wo

Professeur de français et des options FCA et LCA dans l'académie de Lille. Passionnée de cultures antiques et de langues anciennes, attachée au rayonnement et à la promotion des cultures antiques dès l'école primaire. Responsable du concours ABECEDARIVM pour l’association ATC.

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